Au début du XVIIIième siècle, Comines occupe les deux rives de la Lys. Le quartier du Fort, circonscrit par le fleuve et son bras canalisé au douzième siècle, la Morte-Lys, est le territoire des drapiers et des foulons. Avec les traités d’Utrecht (conclus les 11 avril et 13 juillet 1713) a lieu la fixation de la frontière partageant la ville entre deux états : le bourg historique demeure français, le quartier du Fort et les terres de la rive gauche de la Lys sont dévolus aux Pays-Bas autrichiens.

Les quartiers du Fort et du centre de Comines en 1786.

Les quartiers du Fort et du centre de Comines en 1786.

Paradoxalement parlant, c’est cette situation qui permettra à Comines de se forger un visage industriel, entre autres dans le milieu du textile. En effet, un marchand de lin originaire d’Ypres, Philippe Jacques Hovyn, profite des failles juridiques liées aux taxes de franchissement de frontière pour introduire auprès des autorités françaises, en mars 1719, une demande de création de manufacture de rubans. Le texte autographe est particulièrement parlant, à la fois quant aux desseins de son auteur ainsi qu’à la tradition textile à laquelle il se réfère, comme s’il s’agissait d’un argument d’autorité prenant l’histoire textile de Comines pour témoin et, à titre de garantie, sa propre réussite dans le même type d’activité à Ypres :

« A Messieurs, Messieurs les Bailly Bourgemaitre et Eschevins de la Ville de Comines

Supplie très humblement le Sieur Philippe Jacques Ovyn marchand demeurant à Ypres et vous remontre messieurs qu’il a conçu le dessin de s’établir dans votre ville pour y faire et s’exercer dans la manufacture de rubans de fil de toutes sortes de couleur, pour quel effet il doit employer quantité d’ouvriers travailleurs aux moulins et outils nécessaires pour la confection de cette marchandise ayant à l’heure qu’il est plus de cinquante ouvriers qu’il fait travailler journellement il toucherait de s’acquérir une maison et places convenables dans Comines pour l’érection de cette manufacture, s’il pouvait auparavant convenir avec vos seigneuries touchant les privilèges et conditions sous lesquels on l’y recevrait, il est certain qu’en y faisant cette marchandise la ville en ressentira des avantages très considérables non pas seulement par rapport qu’il emploiera beaucoup d’ouvriers et surtout de pauvres garçons, qui ne faisant aucun métier se donnent à la fainéantise, et par ce moyen on empêchera plusieurs de gueuser, mais aussi à cause qu’une infinité de gens tant habitants qu’étrangers apportant chez lui du fil à vendre, cela ne laisse point que d’apporter du profit et de la chalandise dans une ville, vous pouvant assurer messieurs que dans la ville d’Ypres il emploie année par année au-delà de trente mille livres de fil, lequel d’ailleurs doit être blanchi, et par ce moyen les blanchisseurs gagnant aussi considérablement, ceux d’Ypres ayant eu année par année plus de six-cents livres de gros flandre pour le blanchissage de son fil, il n’y a point de magistrat qui n’accorde des avantages considérables à ceux qui introduisent quelque manufacture de considération dans leur ville tels que de les exempter du paiement de tous droits tant ordinaires qu’extraordinaires auxquels les habitants sont sujets à ces causes les suppliant (de) s’adresser à vous messieurs.

Requête autographe de Philippe Hovyn et apostille favorable du Magistrat de Comines (1719) - Archives municipales de Comines-F, B-44.

Requête autographe de Philippe Hovyn et apostille favorable du Magistrat de Comines (1719) – Archives municipales de Comines-F, B-44.

Priant très humblement qu’il vous plaise de l’admettre dans votre ville pour y ériger ladite manufacture à condition qu’il ne paiera aucun droit des lods et ventes pour les maisons et terrains qu’il pourrait acheter pour cet effet, qu’il n’en paiera aucunes taxations, ou autres droits tel qu’il puisse être, qu’il sera exempt  le cas échéant de garde et du logement des gens de guerre, et qu’il ne paiera lui ni sa famille aucunes impositions pour telle cause que ce puisse être, mais qu’il en sera tenu exempt, aussi bien que des droits imposés sur la consommation des vins et bières et autres que seulement dans la ville de Comines en vertu d’octrois.

Ph. J. Hovyn »

Fin de la requête et signature de Philippe Hovyn (mars 1719)

Fin de la requête et signature de Philippe Hovyn (mars 1719)

La requête retranscrite ci-dessus est éloquente : Philippe Hovyn sait argumenter en mettant tous ses atouts dans la balance, n’hésitant pas à référer à un caractère social, économique voire éducationnel de son entreprise. La lutte contre l’inactivité, la volonté de réduire le « gueusage », en partie grâce aux débouchés qu’il est sûr de mettre en œuvre, en attestent. En termes contemporains, il promet à ses ouvriers d’intégrer une forme d’ascenseur social tout en ouvrant une nouvelle voie de développement économique à la cité des Louches, par l’arrivée de nouveaux chalands ainsi que par le renforcement d’industries connexes comme la blanchisserie.

Une autre partie du texte original nous ramène à la position stratégique de Comines puisque Philippe Hovyn entend bien être exempté, en plus des impôts fonciers et de ceux sur les marchandises et victuailles, de l’obligation de loger et d’entretenir les soldats quand ces derniers devraient séjourner à  Comines.

Après avoir étudié la demande de Philippe Hovyn, le Magistrat de la ville de Comines a rédigé, sur la première des quatre pages constituant le document original, l’apostille favorable suivante :

« Nous Eschevins de la ville de Comines, eu égard à l’établissement proposé, accordons au suppliant la même exemption de taxation, garde, logement et imposition comme les échevins de cette ville, pour le terme de six années ensuite sur représentation eu égard à l’effet des espérances qu’il propose être disposé pour la continuation. Selon le mérite accordons aussi la décharge du droit seigneurial et lods et ventes pourvu que l’établissement soit effectif au moins de six années. Fait à l’assemblée du 10 mars de 1719.

F.G.  Becuwe »

Détail de l'apostille favorable du Magistrat de Comines (1719).

Détail de l’apostille favorable du Magistrat de Comines (1719).

Rappelons qu’avant Philippe Hovyn, un autre entrepreneur, Louis Dupont, avait tenté, quelques mois plus tôt, d’instaurer une manufacture de velours mais s’était heurté au refus du Magistrat de la Ville.

Maquette d'un métier traditionnel à tisser le ruban du 18ième siècle.

Maquette d’un métier traditionnel à tisser le ruban du 18ième siècle.

En effet, Hovyn sait que les tissus étroits font partie de la tradition textile cominoise. Car, même si le raccourci est souvent fait, notamment dans l’iconographie des vitraux de l’Hôtel de Ville de Comines-France, Philippe Hovyn n’est pas le fondateur de la rubanerie cominoise ni l’importateur exclusif des métiers à barre, ce genre d’instruments de travail apparaissant à Comines vers 1681, soit près de quarante ans avant l’arrivée de Philippe Hovyn. Quant à une activité mettant en évidence d’autres pièces de tissus que la draperie, des textes anciens plaident pour une activité de type « rubanière » (même si le mot « rubanier » apparaît pour la première fois à Comines en 1681) remontant au moins au quatorzième siècle, période durant laquelle des rivalités commerciales avec les tisserands d’Ypres amènent, en 1367, le roi de France Charles V à prendre une ordonnance interdisant la réalisation de draps de grande mesure tout en précisant que les Cominois « feront et pourront faire des petits draps, en la manière qu’ils faisoient en ladicte ville paravant leur dicte impétration. »

Par contre, la fixation de la frontière en 1713 et le parti économique qu’en prit Philippe Hovyn en 1719-1720 apparaissent fondamentaux pour la pérennisation d’une activité textile florissante à Comines. En effet, après 1720, d’autres textiliens lui emboîtent le pas, à l’image de l’Anversois  Jean van Poppelen qui y installe sa propre unité de production textile en 1786. Cette année voit aussi la création, par Louis-Romain Schoutteten, d’une manufacture qui deviendra, deux ans plus tard, une usine, aujourd’hui seule survivante de ce siècle d’or pour Comines et sa région. En quelques décennies, les rubaniers cominois passent de quelques unités (environ 35 métiers tournent chez Hovyn quelques temps après son installation à Comines, en 1720) à 220 ouvriers employés dans quinze manufactures en 1788. D’autres manufacturiers, à côté de petits artisans, œuvrent dans le domaine de la chapellerie, de la filterie et de la réalisation de toiles.

A ce sujet, il est marquant de noter que Philippe Hovyn, dans la précision des termes employés lors de sa demande d’instauration d’une activité manufacturière, apparaît visionnaire. En effet, le concept économique aujourd’hui célèbre en Belgique sous le vocable « intérêts notionnels », soit un système d’allègement des taxations permettant à l’entreprise, en mettant « au frigo » les risques afférents à une partie de son capital, de se centrer sur sa production et son rendement en réduisant les charges fiscales par un allègement significatif de l’impôt, trouve en partie son origine dans le grand dessein de Philippe Hovyn ! Et la réponse du Magistrat cominois renforce bien cette hypothèse, ce dernier insistant lourdement sur la viabilité à long terme de l’activité créée. Mais si Philippe Hovyn apparaît comme préfigurateur d’une mesure contemporaine, il la dépasse allègrement, son plaidoyer, entendu sans broncher par les édiles, lui permettant non seulement d’éluder l’impôt des sociétés mais aussi les autres taxes auxquelles tout citoyen était soumis. D’ailleurs, le texte original de sa demande précise bien « (…)  qu’il ne paiera lui ni sa famille aucunes impositions pour telle cause que ce puisse être », autrement dit, en plus de se faire ériger un véritable bouclier fiscal, il fait étendre cette protection aux siens. Voilà bien qui mérite d’être cité comme un exemple de volonté d’annihiler tous risques non seulement au moment de la mise sur pied d’une entreprise économique, mais aussi dans ses phases de développement !

Métier à barre, planche extraite de l'encyclopédie de Pancoucke (ca. 1786).

Métier à barre, planche extraite de l’encyclopédie de Pancoucke (ca. 1786).

Il va donc de soi que l’implantation de l’activité rubanière de Philippe Hovyn sera déterminante pour l’industrialisation de Comines. En outre, elle accompagne une forme d’agriculture intensive où le lin, le tabac, les céréales et le colza se répartissent les terres de grandes et moyennes exploitations, tandis que d’autres activités plus artisanales s’effectuent dans des proportions modestes. L’augmentation rapide de la population dès la seconde moitié du XVIIIième siècle à Comines en atteste. Les échanges entre France et Pays-Bas autrichiens, les rapports avec la région lilloise, l’efficacité des réseaux routiers (même si Comines, au centre du quadrilatère Armentières-Lille-Menin-Ypres, doit attendre 1722 pour se voir reliée à Lille par une voie pavée digne de ce nom), un cours d’eau favorable (large de 16 mètres et profonde de deux mètres, la Lys est aisément navigable vers l’aval comme vers l’amont, de par son faible courant et la régularité de son lit), la coexistence solidaire des modèles ruraux et préindustriels… confèrent à Comines une stabilité qui lui est bénéfique, tant sur le plan économique qu’en termes humains.

Mais si la révolution industrielle prend racine et modifie le visage du monde du travail en Angleterre durant tout le XVIIIième siècle, Comines, à l’image du continent européen, devra attendre presque cent ans pour bénéficier des inventions nouvelles (fonte au coke, machine à vapeur, concentration des engins et de la main d’œuvre en usine…).

Toujours est-il que les nombreux documents d’archives témoignent d’une vivacité extrême de l’industrie textile cominoise et ce, de manière continue, durant tout le XVIIIième siècle : les potentialités commerciales offertes par le royaume de France, notamment en éludant les taxes douanières, ainsi que la forte concurrence des manufacturiers installés dans les Pays-Bas autrichiens, en apportent l’explication. Même la crise de 1730 ne fera que légèrement toucher ce modèle, sans pour autant le détruire ou le mettre à mal.

La région de Comines en 1744, extrait de "Théâtre de la guerre en Flandre (...)".

La région de Comines en 1744, extrait de « Théâtre de la guerre en Flandre (…) ».

Fig 2 : mise en carte avec division en cellules.

Au Musée de la Rubanerie de Comines-Warneton, à côté des métiers à tisser traditionnels, des machines dénommées « jacquard » (fig. 1), toujours en état de fonctionner, rappellent aux visiteurs comment l’on crée des rubans spéciaux destinés à être cousus sur les vêtements. Ces rubans ou pièces de tissu comportent bien souvent la marque pour laquelle ils sont réalisés ainsi que le logo (ou emblême) de celle-ci. Mais, avant d’apposer un écusson sur un vêtement, encore faut-il respecter plusieurs étapes incontournables…

Fig. 1 : maître rubanier au travail sur métier jacquard.

La première opération consiste en la réalisation d’une « mise en carte ». Il s’agit de traduire sur un papier quadrillé (de type papier millimétré), un dessin et un texte remis par le commanditaire (fig. 2). Chaque ligne verticale du document correspond à un fil de chaîne (ou âme du ruban, c’est-à-dire un ensemble de fils pairs et impairs entre lesquels seront croisés les fils de trame) tandis que chaque ligne horizontale donne les indications de trame (ou fil de remplissage). Encore faut-il préciser la nature des matières employées (coton, laine, rayonne, soie…) et le nombre de couleurs car à chaque teinte correspond une navette (ustensile profilé, généralement en bois, servant à installer le fil de trame entre les fils de chaîne). Par exemple, si le ruban « Best Shirt » (fig.3), en bleu sur fond blanc, nécessitera deux navettes, celui réalisé pour « Kingsway » (fig. 4), en bleu, rouge et blanc, en demandera trois.

Fig. 3 : mise en carte et logo Best Shirt.

Fig. 4 : logo et mise en carte pour un ruban « Kingsway ».

Durant la phase suivante, un ouvrier, le liseur, sera amené à transformer toutes les opérations en cartons perforés. Pour ce faire, il utilise une dactyleuse, plus communément appelée « piano » ou « piqueuse à clavier » (fig.5).

Cette machine se compose d’un statif sur lequel est posé le document de mise en carte. Plus bas, quelques touches sont reliées à un mécanisme permettant d’insérer une lamelle de carton pour y ménager des trous. Il est à noter que chaque ligne horizontale de la mise en carte a été divisée en cellules correspondant au nombre de touches de la machine à perforer (fig.2). Deux pédales permettent encore au piqueur de faire avancer l’engin, cellule par cellule, ainsi que de commander le mécanisme de perforation.

Fig. 5 : dactyleuse ou piqueuse à clavier.

Durant l’opération, l’ouvrier ne doit pas oublier d’insérer, dans chaque lamelle de carton, des trous de bedonne (c’est-à-dire des trous de liage), ainsi que des « trous de boîte » (qui vont donner l’ordre à la machine de changer de navette et donc de ligne). Chaque pièce sera alors numérotée puis réservée avant de rejoindre la table de couture (fig.6).  

Fig. 6 : table de couture (détail) pour cartons jacquard.

Comme son nom l’indique, la table de couture sert à relier toutes les lamelles de carton entre elles. Cette opération terminée, l’ensemble rejoint la tête de mécanique du métier jacquard (fig.7).

Fig. 7 : tête de mécanique jacquard (les cartons de couleur jaune et vert montrent ici l’alternance du tissage de la toile et du motif).

Celle-ci se compose d’un prisme (en bois ou en métal) dont chaque face est jonchée de trous. Quand une lamelle de carton perforé se présente devant elle, des aiguilles horizontales se fichent dans les trous ménagés et sélectionnent d’autres aiguilles verticales. Ces dernières donnent l’ordre aux lices (œillets au travers desquels passent les fils de chaîne) de se lever ou non (fig. 8).

Car l’intérêt d’un métier à tisser de type jacquard est de pouvoir travailler en toute autonomie. Si dans les machines traditionelles toutes les lices sont reliées à un cadre, le métier jacquard possède des contrepoids (en métal, biens que les métiers de la région lyonnaise employaient le verre soufflé) donnnant la tension voulue à chaque fil de chaîne.

Fig. 8 : lices d’un métier jacquard.

Cette disposition permet à la machine de brocher (ou broder) avec une précision extrême. D’ailleurs, le battant dit « brocheur », en plus de tasser le fil de trame par un mouvement de va-et-vient, se lève et s’abaisse afin d’inclure le motif au sein du ruban.

La pièce tissée est ensuite expulsée via des rouleaux d’exprimage et tombe dans un bac situé à l’avant du métier, juste sous la déclenche (ou mécanisme permettant de mettre le métier en marche). Le ruban est alors conditionné en roues avant d’être découpé et cousu.

Fig. 9 : flottées de trame d’un ruban jacquard sur métier à tisser.

A l’arrière du ruban, on peut remarquer des « flottées de trame » (fig.9). Comme cela peut se rencontrer dans la tapisserie d’art, il s’agit de la partie non visible d’un fil qui, par exemple, apparaît en début de ligne, s’interrompt puis réapparaît un peu plus loin. Comme le revers de la pièce finale est destiné à être caché (recouvert par un autre tissu), l’aspect esthétique de sa finition n’a que peu d’importance. Cela dit, aujourd’hui, pour éviter que les fils du verso ne s’égayent, on ajoute une quantité de points de liage. Les fils de trame sont alors entièrement inclus dans le tissu (fig. 10).

Fig. 10 : ruban sans flottées de trame visibles (multiplication des points de liage).

A Comines (France et Belgique), nombre d’usines ont réalisé des étiquettes tissées pour de grandes marques textiles (Lacoste, Absorba, Petit-Bateau, Chantelle, Valisère…). Les archives du Musée de La Rubanerie en conservent la trace, notamment grâce à des livres d’échantillons (fig. 11) au sein desquels toutes les caractéristiques des pièces sont détaillées (nature des fibres, dimension de la pièce, nombre de cartons jacquard nécessaires, relevé des métrages et dates d’exécution…), ainsi que via des mises en cartes et des rubans tissés. Aujourd’hui encore, des entreprises de qualité (Hermès, Reebok…) font confiance au savoir-faire plusieurs fois centenaire des gens du textile cominois : une histoire à suivre…

Fig. 11 : carnet d’échantillons réalisés à Comines, en 1964, pour l’entreprise Lacoste.

L’histoire du tissage à Comines remonte au douzième siècle, vers 1150, lorsque des drapiers en surnombre à Ypres, chassés par un moratoire, investisent la vallée de la Lys à hauteur de Comines. Ils y trouvent une cité où réside l’un des quatre seigneurs haut-justiciers de la châtellenie de Lille, une rivière dont les alluvions offrent un apprêt correct, une voie de communication les reliant aux grandes villes de l’époque (Ypres et Lille). Très vite, avec leurs collègues de Wervik et de Menen, la qualité de leurs produits est reconnue et valorisée sur les marchés, notemment via une compagnie italienne : les Datini. Mais cet essor éveille la jalousie des Yprois qui ont tôt fait de se plaindre à l’autorité royale (le comté de Flandre, dont dépendit Comines, faisait partie du royaume de France) qui, après plusieurs décennies d’hésitations, tranche : l’ordonnance de 1367 du roi Charles V empêche les Cominois de tisser des draps de grande dimension mais précise toutefois que nos tisserands « feront et pourront faire de petits draps, en la manière qu’ils faisoient en ladicte ville paravant leur dicte impétration ». Le ruban devient alors définitivement la spécialité textile de Comines!

Sur l’aire de travail du métier médiéval, un rubanier en costume traditionnel.

 

Malgré l’opiniâtreté des drapiers de Comines, la reprise s’avère difficile, d’autant plus que la ville a eu à subir divers incendies. Suite à l’exil de drapiers flamands en Grande-Bretagne, le lin remplace petit à petit la laine anglaise. Une franche foire est alors accordée en 1456 par Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Mais la crise s’installe et le nombre d’artisans drapiers décroit.

Si les guerres de religion du 16° siècle et les conflits de frontière jalonnant le règne de Louis XIV l’atteignent sans vraiment l’éradiquer de l’échiquier économique, il faudra attendre 1719 pour que l’activité textile, maintenue sous forme familiale et domestique, se transforme en un véritable moteur de développement. En effet, 1713 voit le traité d’Utrecht officialiser la partition de Comines autour de la Lys. Philippe Hovyn, un marchand de lin et manufacturier basé à Ypres, a alors l’idée d’implanter une manufacture de rubans sur le sol français. Se jouant ainsi des droits de douane, il inonde la France de sa production spécialisée. A cette époque, le rubanier vient à la manufacture chercher les matières premières, travaille avec son épouse et ses enfants au logis, et ramène le produit fini chez le patron. Le labeur est âpre : 12 à 14 heures de travail journalier, en famille, pour un salaire de misère, sans lois sociales ni congés payés.

Le geste du rubanier actionnant la barre de son métier. Un dessin de John Bulteel.

Pour être rentable, l’artisan doit, sur son engin manuel à barre, travailler à une cadence d’au moins soixante coups à la minute. Le mari prépare son métier (qui est bien souvent sa possession privée), tisse le ruban tandis que sa femme et leurs enfants préparent les canettes, appelées épeules en patois picard. Néanmoins, le ruban va bon train et Comines se modèle un visage urbain moderne. Les champs de lin, matière première du ruban, la bordent, et la Lys voit fleurir de nouveaux moulins à foulon œuvrant à l’apprêtage des étoffes tissées.

La Révolution française et ses avatars, même s’ils divisent un tant soit peu les Cominois, ne touchent que très marginalement la production de ruban. Les conflits entre pouvoir religieux et temporel sont, eux, bien plus saillants !

Maître-rubanier au travail sur un métier jacquard.

Métier à tisser de vers 1900 (détail).

L’exportation de la révolution industrielle anglaise sur le continent se fait entre 1830 et 1840. Comines l’accueillera pleinement vers 1850. La vapeur impose sa loi. Les exploitations domestiques laissent la place à des usines flambant neuves où sont alignés des dizaines de métiers. Le Cominois devient ouvrier d’usine et se vêt d’un tablier bleu à larges poches (pour y déposer les déchets de rubans), de sabots, d’un foulard rouge et blanc et d’une casquette. Comme son habit lui donne un ventre bleu, on l’affuble du sobriquet de Bleu-vinte. L’essor de cette industrie est impressionnant : des filteries, des blanchisseries, des corderies, des teintureries… sortent de terre.

C’est l’époque des Marmousets, ces enfants appelés, dès leur plus jeune âge, à rejoindre l’usine et à y œuvrer sans relâche. Sacrifiant de temps à autre à leur humour juvénile, voire espiègle, ils n’hésitent pas à taquiner le contremaître et ses collaborateurs en leur faisant des blagues ! A l’époque, une des pièces d’un métier jacquard, fonctionnant en tous sens par à-coups, chasse les navettes à gauche puis à droite et fait monter ou descendre le battant brocheur. On l’appelle marionnette. Son mouvement s’apparentant à la fougue de l’apprenti, le contremaître, un beau jour, déclara au petit plaisantin : Toi, marmot, tu es vraiment comme cette marionnette ! Espèce de marmouset !. Le mot était lancé pour devenir assez vite une expression du terroir.

Simon le rubanier et Luc l’apprenti, deux géants pour fêter l’histoire textile cominoise…

Des coutumes naissent et s’enracinent durablement dans la mémoire des hommes. Ainsi, chaque année, autour de la fête de sainte Catherine, un rituel s’établit. Dès le samedi, l’apprenti va souhaiter une bonne fête à son maître en lui faisant cadeau d’une pipe en terre cuite et d’un paquet de tabac. Il en profite pour nettoyer de fond en comble l’outil de son chef, en échange de quoi, il reçoit deux sous. Lorsque le maître se montre généreux parce que particulièrement satisfait, l’apprenti empoche jusqu’à six sous. A son tour, le maître rubanier souhaite bonne fête chez son patron qui lui verse trente sous. A cette occasion, le maître des lieux fait dresser, dans la cour de l’usine, une grande table garnie de chopes de bière. C’est encore le moment où la boîte aux amendes (infligées tout au long de l’année aux ouvriers pour cause de négligence, de manque de qualité…) est ouverte et son contenu redistribué équitablement entre les membres du personnel de l’usine.

Les lundi et mardi suivant la Sainte-Catherine sont fériés. Le mercredi est le théâtre d’une autre coutume, sorte de ramadan des rubaniers puisque le travail ne peut avoir lieu que du lever au coucher du jour au terme duquel la fête reprend dans les cabarets jouxtant les usines. Jusque tard dans la nuit, autour du pierrot, un plat campagnard à bon marché, les rubaniers honorent leur sainte patronne.

Le pierrot rubanier : un mets chargé d’histoire et de folklore…

De 1848 à la première guerre mondiale, Comines devient la capitale mondiale du ruban utilitaire avec 400 millions de mètres produits par an par quelque 1000 ouvriers se partageant 3500 machines. De grands groupes voient le jour, telles les usines Ducarin. Désiré, leur patron, s’émeut du sort de ses ouvriers et décide, avant l’heure, d’améliorer leur condition : gymnase, hôpital, crèche, bains publics, abattoir, logements à bon marché avec jardins privatifs… font de Comines une ville acquise à la modernité. Mieux encore, durant les grandes grèves de 1903, Désiré Ducarin, contre l’avis de ses concurrents, décide d’augmenter le salaire des ouvriers. En 1908, il récidivera. Les infrastructures collectives érigées sous son mayorat, bien que détruites durant la guerre 1914-1918, seront presque intégralement reconstruites après le conflit puis mises aux normes contemporaines. Aujourd’hui encore, tout un quartier de Comines-France porte le nom d’«Œuvre Ducarin ».

Un carnet d’ouvrier de 1905 délivré à Comines.

Entretemps, les Allemands, vaincus, signent l’armistice à Rethondes et sont appelés à verser des dommages de guerre. Dynamitée en 1918, Comines est totalement ruinée. Son industrie n’est plus que fantômes… du passé. Quelques industriels quittent alors notre territoire pour s’installer dans des contrées qu’ils espèrent plus riantes, moins exposées à de potentiels conflits. La Normandie et la Somme accueilleront nombre d’entre eux. Pourtant, l’opiniâtreté de certains cominois tirera l’industrie textile locale de cette pseudo léthargie. Ainsi, le constructeur Louis Masson met au point, en copiant un châssis de métier à tisser germanique, une mécanique à navettes en demi-lune qui lui assurera un vif succès car permettant de produire plus de rubans en même temps et sur un espace réduit. L’activité textile à Comines est relancée et ce, dès l’entre-deux guerres.

Des navettes recyclées en souvenirs…

Les raffinements techniques se bousculent : des métiers avec système de contrôle des fils apparaissent. Lorsqu’une fibre se rompt, la machine s’arrête automatiquement. Cette innovation a pourtant son revers : il faut désormais moins de personnel pour surveiller les engins. Vers 1960, un seul ouvrier en contrôle une vingtaine. Puis, à la fin des « Golden Sixties » naissent les machines à aiguilles. Plus petites, moins volumineuses, elles sont aussi beaucoup plus performantes que leurs ancêtres. Au lieu de 160 opérations à la minute, elles peuvent en produire près de deux mille ! Une restructuration s’impose, et avec elle, des emplois sont sacrifiés.

Le métier à aiguilles : une révolution née à la fin des années 1960.

Dans les années quatre-vingts, nombre d’entreprises ferment leurs portes. La délocalisation est proche. Des pays à la main d’œuvre moins coûteuse permettent aux grands groupes qui ont absorbé les rubaneries familiales, de réaliser de plantureux profits. Les deux Comines se vident peu à peu de leurs rubaniers. Les toitures à sheds et les cheminées tombent les unes après les autres. Les bords de la Lys et les zones industrielles intra-urbaines se donnent alors un nouveau visage…

Mais l’an deux mille ne sonne pas pour autant le glas du ruban cominois. Neuf entreprises, sur le sol français, et une dernière en territoire belge, perpétuent le savoir-faire séculaire des « Bleu-Vintes », essentiellement dans le domaine du luxe et de la passementerie. Aujourd’hui, quelque 300 ouvriers tissent et dessinent, sur des machines modernes dernier-cri, des sangles, écussons, rubans décoratifs, poignées de valise, ceintures de sécurité, et fermetures à glissière. A l’heure actuelle, à Comines, six cents millions de mètres de ruban de qualité sont encore produits par an.

Situé au lieu-dit « Le Fort », au centre géographique et stratégique des deux Comines, à l’emplacement même de la rubanerie d’Ennetières, détruite lors du premier conflit mondial, Le Musée de la Rubanerie cominoise pérennise huit siècles de mémoire textile, de savoir-faire et de faire-savoir. Chaque année, deux événements importants participent de cet esprit dans la mémoire collective : la fête des Marmousets, le troisième dimanche de juillet, avec son cortège retraçant la vie et le travail des « Bleu-Vintes », et le traditionnel « souper à pierrot » de la Sainte-Catherine, la patronne des rubaniers, fêtée le 25 novembre. A cette occasion le repas des rubaniers cominois est partagé entre les membres de la Confrérie des Maîtres rubaniers et leurs sympathisants : une saucisse, des haricots blancs et du chou rouge vinaigré remémorent, à travers ce plat modeste, tous les liens que Comines a tissé et tisse encore à travers le monde… comme un éternel retour d’histoire vive !

Simon Vanhée (1923-1994), fondateur du Musée de la Rubanerie cominoise, transmettant le flambeau aux jeunes générations pour « Vaincre l’indifférence »…

Ouvert tous les jours (excepté jours fériés) du mardi au vendredi de 8 h 30 à 12 h et de 13 h 30 à 16 h 30 ou sur rendez-vous pour les groupes.         Du 1 mai au 31 octobre, visites guidées le samedi à 15 h et le dimanche à 10 h 30. Renseignements +32 (0)56 58 77 68 – larubanerie@yahoo.fr

Musée de la Rubanerie cominoise – 3, rue des Arts, B-7780 Comines

Tarif adulte : 3 €

Enfants de 0 à 6 ans  : gratuit

Enfants de 6 à 12 ans : 1 €

P.M.R. : 1 €

Groupes (max. 25 pers.) : 3€ par personne + forfait de 30 € par guide

Un musée vivant ouvert à tous…